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L’illusion nécessaire ;
Comment l’agnosticisme ontologique en tire toutes les conséquences.

Essai phronétique, Parution ; Août 2025

Le concept n'est pas la chose : pourquoi nous ne connaîtrons jamais l'être

Une question vieille comme la pensée

Depuis l'aube de la conscience humaine, nous cherchons à comprendre le monde qui nous entoure. Cette quête a donné naissance à la philosophie, aux sciences, aux religions et aux arts – autant de tentatives pour répondre à la question fondamentale : "Qu'est-ce que la réalité?" Nous avons élaboré des systèmes complexes, des théories élégantes et des récits puissants pour expliquer ce qui nous entoure.

Pourtant, au cœur de cette entreprise millénaire se cache un problème fondamental : tout ce que nous pensons, disons et comprenons passe nécessairement par des concepts. Cette médiation conceptuelle, loin d'être un simple détail technique, constitue une limite infranchissable à notre connaissance du réel.

La thèse que je défends ici est simple, mais profonde : si tout savoir humain est conceptuel par nature, alors aucun savoir ne peut coïncider parfaitement avec la réalité telle qu'elle est en elle-même. Entre nos représentations mentales et l'être des choses s'étend un fossé que rien ne peut combler.

La mécanique de l'illusion

Le raisonnement qui sous-tend cette position peut être articulé en trois étapes logiques qui, ensemble, forment un argument difficile à réfuter.

Première étape : Tout discours humain est fait de concepts

Qu'il s'agisse d'une théorie scientifique, d'un système philosophique, d'une doctrine religieuse ou d'une expression artistique, tout discours humain se compose invariablement de mots, de symboles, de définitions – en somme, de concepts. Même les mathématiques, souvent considérées comme le langage le plus précis à notre disposition, opèrent avec des concepts abstraits comme « nombre », « fonction » ou « ensemble ».

Notre pensée elle-même est structurée conceptuellement. Nous ne pouvons réfléchir qu'à travers des catégories, des classifications et des abstractions qui nous permettent d'organiser notre expérience du monde. Sans concepts, notre conscience ne serait qu'un flux chaotique de sensations indifférenciées.

Deuxième étape : Un concept n'est pas la chose

Qu'est-ce qu'un concept exactement? C'est une représentation mentale générale et abstraite qui désigne une catégorie d'objets partageant certains attributs communs. Par définition, un concept ne coïncide avec aucun objet particulier.

Prenons l'exemple du concept "chaise". Ce concept ne désigne pas spécifiquement la chaise de cuisine sur laquelle vous vous êtes assis ce matin, ni la chaise de bureau que vous utilisez maintenant, ni aucune chaise particulière. Il désigne plutôt une classe d'objets qui partagent certaines caractéristiques (un siège, des supports, une fonction de s'asseoir).

Or, dans la réalité, chaque chaise est unique. Elle possède une forme précise, une couleur spécifique, une texture particulière, une histoire singulière d'usure et d'utilisation. Aucune chaise réelle n'est le concept "chaise" – elle est toujours plus riche, plus complexe, plus singulière que ce que le concept peut capturer.

Troisième étape : Un concept ne peut pas être la réalité telle qu'elle est

Si un concept est par nature une abstraction qui ne coïncide avec aucun objet particulier, alors il ne peut pas être identique à la réalité qu'il tente de représenter. Au mieux, il en est une approximation opératoire, une simplification utile, une carte qui nous aide à naviguer dans le territoire du réel sans jamais être ce territoire.

La conclusion s'impose d'elle-même : toutes nos connaissances, étant constituées de concepts, ne sont pas et ne peuvent pas être la réalité elle-même. Elles sont des constructions mentales qui, aussi sophistiquées soient-elles, demeurent inévitablement séparées de l'être qu'elles tentent de saisir.

Ce raisonnement est d'une simplicité désarmante. Il ne fait appel à aucun jargon ésotérique, à aucune théorie complexe. Il découle logiquement des définitions mêmes de ce qu'est un concept et de ce qu'est la connaissance humaine.

Quand le concept et la chose se séparent

Pour mieux saisir cette distance entre nos concepts et la réalité, examinons quelques exemples concrets qui illustrent comment nos représentations mentales diffèrent nécessairement des choses qu'elles tentent de capturer.

Le langage et la perception

Considérons le mot "rouge". Quand vous prononcez ou pensez ce mot, que se passe-t-il exactement? Vous n'avez certainement pas convoqué dans votre esprit toutes les nuances possibles de rouge – du vermillon au cramoisi, du bordeaux à l'écarlate. Vous utilisez plutôt un terme qui regroupe sous une même étiquette une infinité de teintes différentes.

Mais la réalité physique ne connaît pas le mot "rouge". Elle consiste en des longueurs d'onde spécifiques, des surfaces qui absorbent et réfléchissent la lumière de manière particulière, des interactions complexes entre photons et matière. Le mot "rouge" est une simplification cognitive, un raccourci mental qui nous permet de communiquer et de penser, mais qui n'est pas la couleur elle-même.

De plus, l'expérience subjective du rouge varie d'une personne à l'autre. Comment savoir si ce que je perçois comme rouge correspond exactement à votre expérience du rouge? Cette question, connue en philosophie comme le problème des qualia, souligne encore davantage l'écart entre nos concepts et la réalité qu'ils tentent de décrire.

Le plan de métro et la ville réelle

Imaginez un plan du métro parisien. Il est incroyablement utile pour naviguer dans le réseau souterrain de la capitale française. Il montre clairement les stations, les correspondances, les lignes avec leurs couleurs distinctives. Mais que manque-t-il à ce plan?

Il ne représente pas les rues au-dessus, les bâtiments qui bordent ces rues, les odeurs des boulangeries le matin, le bruit des klaxons, la sensation du vent sur votre visage quand vous émergez d'une station. Il ne capture pas la vie qui anime la ville, son histoire inscrite dans ses pierres, la diversité de ses habitants.

Vous pouvez voyager efficacement avec ce plan, mais vous ne verrez jamais Paris à travers lui. De même, nos concepts sont comme des plans de métro pour naviguer dans le réel – utiles, parfois indispensables, mais fondamentalement distincts du territoire qu'ils représentent.

Les sciences et les équations

La science moderne, avec sa rigueur et sa précision, pourrait sembler échapper à cette limitation. Après tout, l'équation E=mc² n'est-elle pas une description exacte d'un aspect fondamental de la réalité?

Pourtant, cette équation célèbre, aussi puissante soit-elle, ne "contient" pas l'énergie, la masse ou la vitesse de la lumière. Elle ne fait que décrire une relation mesurable entre ces grandeurs. L'équation est un outil conceptuel d'une efficacité remarquable, mais elle n'est pas la réalité physique elle-même.

La science ne nous donne pas accès à la réalité brute, mais à des modèles qui nous permettent de prédire et parfois de manipuler certains aspects de cette réalité. Ces modèles s'affinent avec le temps, deviennent plus précis, plus englobants, mais ils restent des représentations, des cartes conceptuelles du territoire du réel.

La cuisine et la recette

Considérez une recette de pain au levain. Elle vous indique précisément les quantités de farine, d'eau et de sel à utiliser, la température de cuisson, le temps de repos. Mais cette recette a-t-elle une odeur? Un goût? Une texture?

Lire la recette n'est pas manger le pain. De même, connaître un concept n'est pas toucher l'être qu'il tente de décrire. Il y a une différence qualitative irréductible entre la description conceptuelle d'une expérience et l'expérience elle-même.

Le profil et la personne

Dans notre ère numérique, nous sommes familiers avec les profils sur les réseaux sociaux ou les sites de rencontre. Un profil peut être détaillé : âge, profession, centres d'intérêt, photos soigneusement sélectionnées. Mais ce profil vous donne-t-il la voix de la personne, sa présence physique, la façon dont son regard change quand elle parle de ce qui la passionne?

Le concept (ici, le profil) est un résumé, une abstraction qui peut être utile, mais qui ne capture jamais la richesse et la complexité de la personne réelle. Il y a toujours un surplus d'être qui échappe à la représentation.

L'histoire et le passé réel

Un manuel d'histoire peut vous parler en détail de la Révolution française, de ses causes, de ses événements clés, de ses conséquences. Mais il ne contient ni le bruit des foules dans les rues de Paris, ni l'odeur de la poudre lors de la prise de la Bastille, ni la peur ou l'espoir qui habitaient les cœurs des participants.

Le récit historique, aussi rigoureux soit-il, est un filtre conceptuel qui organise et simplifie le passé pour le rendre intelligible. Il n'est pas l'événement lui-même dans sa plénitude vécue.

Les sorties illusoires

Face à cet argument, plusieurs objections sont fréquemment soulevées. Examinons-les pour voir si elles permettent d'échapper à la conclusion que nos concepts ne peuvent jamais coïncider avec la réalité.

« Les concepts existent dans la réalité elle-même »

Certains philosophes, notamment les platoniciens et les réalistes, soutiennent que les concepts ne sont pas de simples constructions mentales, mais qu'ils existent objectivement dans la réalité. Selon cette perspective, le concept "chaise" correspondrait à une forme ou une essence réelle qui existerait indépendamment de notre esprit.

Mais même si nous acceptons cette position métaphysique, le problème demeure : le concept que j'ai en tête, l'acte mental par lequel je saisis l'idée de "chaise", reste distinct de cette supposée essence objective. La médiation conceptuelle n'est pas éliminée, elle est simplement déplacée.

De plus, cette position soulève plus de questions qu'elle n'en résout : où et comment existent ces concepts objectifs? Comment notre esprit y accède-t-il? Comment expliquer les changements historiques dans nos concepts si ceux-ci sont des réalités éternelles?

“A concept can perfectly match reality”

Une autre objection consiste à affirmer qu'un concept, bien que distinct de la chose, peut néanmoins lui correspondre parfaitement, comme une clé correspond à sa serrure.

Mais que signifie exactement "correspondre" ici? Si cela signifie une identité parfaite, alors l'objection contredit la définition même du concept comme abstraction distincte de l'objet particulier. Si cela signifie simplement une adéquation fonctionnelle, une utilité pratique, alors l'objection ne fait que confirmer notre thèse : le concept est utile sans être la chose.

La correspondance, aussi précise soit-elle, présuppose toujours une dualité, une séparation entre ce qui correspond et ce à quoi cela correspond. Elle ne surmonte pas l'écart ontologique entre le concept et l'être.

« Si ça marche, ce n'est pas une illusion »

On pourrait objecter que si nos concepts nous permettent d'agir efficacement dans le monde, de prédire des phénomènes, de construire des technologies, alors ils ne peuvent pas être considérés comme illusoires.

Mais cette objection confond utilité et identité. Un plan de métro peut être parfaitement fonctionnel pour naviguer dans une ville sans être la ville elle-même. L'illusion n'est pas dans l'efficacité pratique de nos concepts, mais dans la croyance qu'ils coïncident avec la réalité qu'ils représentent.

Nos cartes conceptuelles peuvent être extrêmement précises et utiles tout en restant fondamentalement distinctes du territoire qu'elles cartographient.

« On peut connaître sans concept, par intuition pure »

Certaines traditions mystiques et philosophiques affirment qu'il existe une forme de connaissance non conceptuelle, une intuition directe ou une expérience immédiate qui nous donnerait accès à la réalité telle qu'elle est.

Mais si cette connaissance ne peut être exprimée, communiquée ou même pensée sans recourir à des concepts, en quoi constitue-t-elle une connaissance au sens habituel du terme? Dès que nous tentons d'articuler cette supposée intuition pure, nous retombons inévitablement dans le domaine du conceptuel.

De plus, comment distinguer une véritable intuition de l'être d'une simple illusion subjective si nous n'avons aucun critère conceptuel pour la valider?

« C'est du nihilisme »

Enfin, on pourrait craindre que cette position ne conduise à une forme de nihilisme épistémologique, à l'idée que toute connaissance est impossible ou illusoire.

Mais reconnaître les limites de notre connaissance conceptuelle n'équivaut pas à nier sa valeur ou son utilité. Nos cartes conceptuelles peuvent être extrêmement précises, sophistiquées et efficaces, même si elles ne sont jamais le territoire lui-même.

Ce n'est pas du nihilisme, mais une forme de lucidité qui nous invite à utiliser nos concepts tout en restant conscients de leur nature de représentation.

Vivre avec l'énigme

Reconnaître que nos connaissances sont illusoires au sens ontologique – qu'elles ne coïncident jamais avec l'être qu'elles tentent de saisir – n'est pas renoncer à savoir ou à comprendre. C'est plutôt accepter une condition fondamentale de notre existence cognitive : nous naviguons toujours avec des cartes, jamais avec le territoire lui-même.

Cette position peut être qualifiée d'agnosticisme ontologique. Elle ne prétend pas que la réalité n'existe pas ou qu'elle est inconnaissable dans l'absolu. Elle affirme simplement que notre mode de connaissance, étant nécessairement conceptuel, ne peut jamais coïncider parfaitement avec cette réalité.

Ce que l'agnosticisme ontologique n'est pas

L'agnosticisme ontologique n'est pas un nihilisme qui affirmerait que "tout est faux" ou que "rien n'a de sens". Nos connaissances peuvent être extrêmement précises, utiles et significatives. L'illusion n'est pas dans leur efficacité pratique, mais dans l'idée qu'elles coïncident parfaitement avec la réalité.

Ce n'est pas non plus un relativisme qui nierait l'existence d'une réalité indépendante de nos représentations. Au contraire, l'agnosticisme ontologique présuppose qu'il existe bel et bien un être, une réalité objective que nos concepts tentent de saisir sans jamais y parvenir complètement.

Une position lucide

L'agnosticisme ontologique est avant tout une position lucide qui accepte nos limites structurelles sans renoncer à comprendre et à agir dans le monde. Il nous invite à utiliser nos cartes conceptuelles au mieux, tout en restant conscients qu'elles ne seront jamais le territoire qu'elles représentent.

Cette lucidité peut être libératrice. Elle nous affranchit de la quête illusoire d'une connaissance absolue, d'une théorie finale qui capturerait parfaitement la réalité. Elle nous invite à une forme d'humilité épistémique qui reconnaît la nature toujours provisoire et partielle de nos savoirs.

Mais elle ne nous condamne pas à l'ignorance ou au désespoir. Au contraire, elle peut stimuler notre curiosité et notre créativité en nous rappelant que nos cartes conceptuelles peuvent toujours être affinées, enrichies, repensées – même si elles ne deviendront jamais le territoire.

La subversion de l'agnosticisme ontologique

L'agnosticisme ontologique a une dimension profondément subversive. Il ne s'attaque pas à une théorie particulière ou à une idéologie spécifique, mais à la prétention même de tout discours humain à dire la réalité telle qu'elle est. Depuis plus de deux millénaires, philosophes, scientifiques et théologiens travaillent à affiner, enrichir ou remplacer les cartes conceptuelles qui nous servent à naviguer dans le monde. L'agnosticisme ontologique ne nie pas l'utilité de ces cartes, mais il affirme qu'aucune d'elles n'est ni ne peut être le territoire.

Cette position ôte toute légitimité ontologique à tout système intellectuel, aussi prestigieux soit-il. Elle refuse la hiérarchie des vérités en affirmant qu'il existe des cartes plus précises, plus utiles, mais qu'aucune ne capture l'être dans sa plénitude. Elle coupe court à la quête de la "théorie finale" en suggérant que la recherche peut continuer indéfiniment sans jamais atteindre la réalité ultime.

C'est pourquoi cette idée dérange. Elle ne se réfute pas facilement sans changer les termes du débat ou tordre les définitions. Elle ne se récupère pas sans perdre sa substance critique. Et une fois formulée, elle ne disparaît pas facilement de l'esprit – car une fois qu'on a vu la distance entre la carte et le territoire, il devient difficile de faire comme si cette distance n'existait pas.

Conclusion

L'idée que nos concepts ne sont pas les choses qu'ils tentent de représenter peut sembler simple, presque triviale. Pourtant, ses implications sont profondes et dérangeantes.

Si tout savoir humain est conceptuel, et si aucun concept ne peut coïncider avec la réalité qu'il tente de saisir, alors nous sommes condamnés à une forme d'agnosticisme ontologique. Nous pouvons construire des cartes de plus en plus précises du territoire du réel, mais nous ne pouvons jamais prétendre que ces cartes sont le territoire lui-même.

Cette position n'est ni un nihilisme qui nierait toute possibilité de connaissance ni un relativisme qui affirmerait que toutes les représentations se valent. C'est plutôt une forme de lucidité qui reconnaît à la fois la valeur de nos constructions conceptuelles et leurs limites intrinsèques.

Vivre avec cette énigme fondamentale – savoir que nous ne saurons jamais l'être tel qu'il est – peut être une source de liberté. Elle nous libère de la quête illusoire d'une connaissance absolue et nous invite à une forme d'humilité épistémique qui n'exclut ni la rigueur ni l'ambition intellectuelle.

Dans cette lucidité se trouve peut-être une sagesse : celle d'utiliser nos cartes conceptuelles tout en restant conscients qu'elles ne sont pas le territoire, d'habiter le monde des représentations tout en gardant ouverte la question de l'être qui les dépasse.

Post scriptum : Cet article s’inscrit dans un projet plus vaste explorant les limites de la pensée conceptuelle. Voir la page d’accueil.